Au
commencement était Toulouse-Lautrec..
Si, en
tant qu’artiste, il doit être considéré comme une des sources de ce qu’on
appellera l’expressionnisme, c’est que son drame personnel a fait
naître en lui un besoin d’expression d’une violence extrême. C’est cette
violence d’expression qui constitue son art et son style..Deux
accidents, à quelques mois de distance, en 1878, ont fait de lui un nabot.
Des
jambes raccourcies,
difformes, atrophiées. Une tête, là-dessus, démesurée. Tel était son
portrait que Jules Renard traçât de lui en y ajoutant
"Lautrec: un tout petit forgeron à binocles. Un petit sac à double
compartiment où il met ses jambes. Des lèvres épaisses et des mains comme
celles il dessine, avec des doigts écartés et osseux, des pouces en
demi-cercles". Malgré cette infirmité Toulouse-Lautrec se montrera
d'une vitalité impétueuse, se déplaçant sans honte dans les endroits de la
vie parisienne où il fut un témoin incomparable, celui du music-hall
installé au pied de la butte Montmartre. Lautrec venait en voisin au
cabaret "le Mirliton" dont le propriétaire Aristide Bruant le traitait en
ami, lui réservant sa place.
S a
condition de noble occitan égaré
Henri de Toulouse Lautrec était né dans une vieille famille noble
occitane, qui remontait peut-être aux comtes de Toulouse, héros des
guerres cathares. C'était une noblesse campagnarde, confinée
dans sa province et dans des traditions chimériques. Sa mère, avait été
portée par une passion irréfléchie vers son cousin Alphonse de
Toulouse-Lautrec; ce mariage consanguin fut en partie la
fâcheuse raison de l'infirmité qui atteindra le petit Henri. Son père
vivait avec la seigneuriale liberté de ses ancêtres, se souciant fort peu
de l'opinion publique qu'il bravait avec indifférence: il se promenait à
cheval sous les plus étranges déguisements - ou sans déguisement -
chassait au faucon, se lavait les pieds dans les ruisseaux lorsqu'il
était à Paris, et traversait les rivières à la nage, ayant horreur des
ponts. Cet individu singulier laissera à son fils un héritage assez lourd;
pour sa femme, il avait pris le parti de la voir deux fois par an.
Un ancêtre de l'expressionnisme
Abusivement rapproché des Impressionnistes et de
Degas (à la génération de qui il n'appartient du reste pas) en raison de
sa mort prématurée et de ses sujets « modernes », le peintre de la Goulue
mériterait plutôt de l'être des Nabis, ses contemporains, qui partagent
son indifférence pour le plein air, sa curiosité pour les éclairages
artificiels, son amour du trait synthétique, définition et arabesque, de
la teinte plate et de l'espace « à la japonaise », ses préoccupations
décoratives, enfin. Mais un fait les éloigne d'eux : sa passion pour le
caractère - d'un visage, d'un corps, d'un spectacle quelconque - et le
traitement quasi-caricatural par lequel il l'exagère, ou mieux encore :
l'exaspère, et l'exaspère par des ruptures. Par ce trait (qui ne laisse
pas de l'apparenter à van Gogh), c'est en ancêtre de l'expressionnisme
qu'il s'affirme, cet expressionnisme dont la première poussée dérive de
lui plus que de quiconque, sinon pour l'attitude humaine fondamentale de
ses champions, du moins pour certaines de leurs curiosités et certaines de
leurs ressources.
Témoin de son temps
Nul
n'a mené une vie moins recluse que Lautrec; peintre témoin de son temps,
il a cherché l'actualité sur tous les terrains du Paris à la mode,
toujours bien accueilli, parce que généreux et spirituel. Il se tournait
en dérision avec un humour noir, parlant de son crochet à bottines pour
désigner sa canne. S'il ne s'est pas mêlé des querelles des peintres, il a
connu Émile Bernard, Van Gogh, auquel il conseilla d'aller en Provence,
Degas, qui le félicita à une exposition d'un mot célèbre: «On voit,
Lautrec, que vous faites partie du bâtiment. » - Bonnard qui l'emmena le
premier chez le père Cotelle, l'imprimeur de lithographies, Vuillard, qui
a fait de lui un portrait où pour une fois Lautrec est tolérable, parce
que vu par un ami.
Ses relations dans le milieu littéraire
le peintre fréquentait les Natanson et les rédacteurs de la
Revue blanche', il allait volontiers à Villeneuve-sur-Yonne chez eux et
tenait brillamment sa place entre Mirbeau, Mallarmé et les
Fasquelle. Il admirait Jules Renard et illustra ses Histoires naturelles.
Curieux du monde des sports, il vit souvent Tristan Bernard, qui dirigea
un moment le vélodrome Buffalo. Il sortit beaucoup avec Romain Coolus.
Esprit distingué et d'une éducation parfaite, l'aristocrate qu'était
Lautrec se trouvait aussi à son aise dans le salon le plus snob que dans
le cabaret le plus populaire; il y rencontrait du reste en grande partie
les mêmes personnages. Il est un domaine où l'artiste fut un témoin
incomparable, celui du music-hall. Installé au pied de la butte
Montmartre, au coin de la rue Tourlaque, puis impasse Frochot, Lautrec
venait en voisin au cabaret le Mirliton.
Son entretien avec le Roi de Serbie
On raconte la conversation suivante qu'Henri de Toulouse Lautrec
eût avec le Roi de Serbie au cours d'une visite à laquelle il avait été
conviée: " Le premier mot du peintre fut de demander au roi si ses
ancêtres, comme les siens, avaient participé à la première croisade. Le
roi répondit qu'ils avaient pris Jérusalem en l'an 1100 et Constantinople
après... A quoi Lautrec repartit avec dédain ; « C'est possible, mais
après tout vous n'êtes qu'un Obrénovitch... » Milan de Serbie, sans
rancune, lui acheta tout de même un tableau
Traits
d'esprit de Toulouse Lautrec
« Quoique difforme, raconte son camarade Gauzi, Lautrec avait le don
d'attirer la sympathie. Jamais il n'avait un mot agressif pour personne et
ne cherchait pas à faire de l'esprit sur le dos des autres... Il trouvait
constamment des mots amusants, pittoresques, faisant
image. » C'est à cette espèce qu'appartient ce trait, décoché à un
ami de grande taille : « A Paris, plus on monte haut, moins les étages
sont meublés. »
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Notes
biographiques
1864 24
novembre naissance d'Heiri Toulouse-Lautrec à Albi; son père, le Comte
Alphonse de Toulouse-Lautrec, était le chef d'une des plus vielles
noblesses; sa mère, la Comtesse Adèle Tapié de Celeyran, était cousine du
Comte.1878 subit 2 accidents aux jambes qui le laissent paralysé.1881-1884 Suit des études à Paris sous l'autorité de Princeteau, un peintre
animalier sourd et muet; Puis s'inscrit à l'atelier de Bonnat et Cormon;
il y rencontre Degas et Van Gogh.1885 suit l'atelier qui s'installe
rue Tourlaque;Il y restera 13 ans à peindre et à dessiner la vie des
cabarets, des cirques, bistros et maisons closes à Montmartre.
1889-1892 participe au salon des indépendants; ses affiches sont
exposées à la vue du public; réalise ses premières lithographies en
couleur. 1893-1897 Ses premières expositions personnelles sont
réalisées à Paris; il visite Bruxelles, Londres où il rencontre Oscar
Wilde et Beardsley, la Hollande, l'Espagne et le Portugal.1899 Il
tombe malade; alcoolique il est envoyé en sanatorium près de Paris
pour y être désintoxiqué;1901 Rechute; s'installe à Malrômé auprès
de sa mère; il meurt le 9 septembre d'une crise cardiaque.
EXPRESSIONNISME
Au début du siècle, ce mot était employé pour
qualifier indistinctement toute tendance d'avant-garde. Puis il acquit un
sens général, désignant toute œuvre fondée sur une inspiration violente,
spontanée, révoltée et passionnée, ces caractères étant typiques chez
beaucoup d'artistes nordiques. Enfin, il concerne plus précisément un
courant de l'art contemporain qui naquit à la fin du XIXe siècle d'abord
avec Toulouse-Lautrec puis avec Van Gogh, Ensor et Munch, expression
de l'intériorité de la conscience, style véhément fondé sur des
déformations volontaires de la nature, inquiétude et symbolisme.
L'expressionnisme allemand se développa à partir de
1905 avec le groupe Die Brücke, groupant principalement Heckel, Bleyl,
Noide, Otto Müller, Kirchner et Schmidt-Rottluff qui utilisèrent les
couleurs violentes et synthétisèrent es formes. En 1912, le Blaue Reiter
de Kandinsky et Jawlensky apporta l'abstraction et un lyrisme moins
intellectuel fondé sur la sensation. Ajoutons à ce panorama des isolés
comme Kokoschka, Beckmann, Modersohn-Becker, le Suisse Hodier, etc.. puis
le groupe de la Nouvelle Objectivité (Die Neue Sachlichkeit) dont Grosz
fut le principal animateur.
L'expressionnisme flamand a des accents
souvent naïfs et poétiques; ses principaux membres furent Constant
Permeke, Gustave de Smet, Frits van den Berghe et Jean Brusselmans.
En France, l'expressionnisme ne fut jamais un
mouvement cohérent mais seulement un état d'esprit commun à des peintres
isolés : Rouault, Gruber, Gromaire, Goerg, Buffet, Picasso dans certaines
de ses périodes, et surtout des Israélites comme Chagall, Pascinet,
Soutine, le plus violent de tous. L'expressionnisme, en tant
qu'inspiration spontanée et véhémente, toucha le surréalisme à travers
l'œuvre de Masson.
Peindre les créatures et les choses non pas telles
qu'elles apparaissent, mais, d'une part, telles qu'on les a
senties, telles qu'elles ont retenti jusque dans notre moi le plus
profond, et telles qu'elles sont, de l'autre, telles qu'elles sont dans
leur nature véritable que nous ne pouvons pénétrer que par une
participation à ce moi profond, justement, c'est dans cette double
opération, contradictoire et solidaire, qu'est le fondement même de
l'attitude expressionniste, dont les conséquences sont faciles à déceler.
C'est, d'abord, l'indifférence, plus ou moins grande, du peintre à l'égard
des problèmes plastiques que posent le renouvellement de l'art
contemporain et l'élaboration d'une « peinture pure ». C'est,
ensuite, la brutalité du parti avec lequel il interprète la nature, qui
n'est pour lui qu'un tremplin et une occasion. C'est enfin la fixation
quasi-exclusive de son intérêt sur certains motifs dans lesquels il se
fond, s'anéantit, se réalise, au profit desquels il aliène presque sa
personnalité pour la mieux retrouver en les trouvant aussi. Le tableau
devient ainsi la caricature passionnée et dynamique d'une expérience
humaine d'autant plus contraignante qu'elle est plus souvent douloureuse :
dans l'art du peintre expressionniste règne une humanité, et une nature, -
disons plus généralement un univers, - misérable, pitoyable, que, parfois,
il juge et condamne, et avec lequel, d'autre fois, il ne fait qu'un. Mais
toujours, ce qui s'y affirme, c'est le désir, - bien plus : le besoin,
l'impérieuse nécessité intime, - d'égaler dans l'œuvre la violence de
l'expérience humaine, au grossissement du caractère et de l'exagération de
l'effet
Toulouse-Lautrec ou Le regard d'un
touriste
L'attitude
de Lautrec est celle d'un touriste: il regarde, il note, il revient pour
préciser sa vision : avec persévérance, il occupa quarante fois le même
fauteuil pour voir Marcelle Lender danser le boléro, et
la dessiner comme il la voit, c'est-à-dire
d'une manière assez différente de celle dont l'actrice se voyait
elle-même. On a sur ce point des documents irréfutables: les photographies
qui étaient vendues dans les théâtres et les officines spécialisées;
souvent dédicacées par les artistes, elles offrent d'eux des images
flatteuses, flatteuses du moins selon l'esthétique en vogue. Rien n'est
plus révélateur de la personnalité de Lautrec que de comparer ces
portraits officiels avec les images qu'il a tracées des mêmes modèles: ces
femmes ravissantes et vulgaires sont
devenues des harpies de rêve, des créatures d'une classe surprenante et
d'une laideur terrifiante. On sait la réaction d'Yvette Guilbert, la «
Sarah Bernhardt des fortifs », quand elle vit l'extraordinaire série des
lithographies de Lautrec : « Petit monstre, mais vous avez fait une
horreur! » Le peintre ne consulta pas tous ses modèles; dans beaucoup de
cas, il ne leur a jamais parlé; élégante façon d'éviter les commentaires.
Autres Traits
d'esprit de Toulouse Lautrec

Deux femmes discutaient an Moulin-Rouge, à une table voisine de celle
de Lautrec. L'une avait un chien, qu'elle prétendait de race, et l'autre
répondait : « Un chien de race, ça ! Regardez son poil terne, ses pattes
tordues, il fait pitié ! — Mais non, dit la première, tu n'y connais rien.
Regarde sa gueule toute noire : avec de pareilles taches, il ne serait pas
de race ? » et, prenant Lautrec à témoin, elle ajouta : « N'est-ce pas,
monsieur, qu'il peut parfaitement être laid tout en étant de race pure ? »
Alors Lautrec, se levant, fit le salut militaire et dit solennellement : «
A qui le dites-vous, madame ! »
Galerie des croquis,affiches et
tableaux de Toulouse-Lautrec
oeuvres
réalisées au moulin rouge, aux ambassadeurs au cabaret mirliton de Bruant
et dans la maison close rue du moulin
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